Monsieur Kaufer gisait dans sa baignoire comme un vieux flan jauni. Il avait l’air plus calme maintenant. Il s’était débattu, débattu encore, avec ses bras maigres, ça avait été pénible, moulinet à gauche, moulinet à droite, glissade, couinement, tentative de sortie de la vasque, glissade, il avait fallu lui faire le coup du lapin pour qu’il arrête, tac, sur la nuque, silence. Il lui avait expliqué pourtant, à un moment, il faut accepter, arrêter de lutter, un peu de décence quand même, tous ces souvenirs, ces voyages accumulés, ces photos de petits enfants partout, ça suffisait, il avait eu plus que son dû. Mais c’était toujours la même chose, ils ne voulaient pas que ça s’arrête. Jérémie Landau, agacé, sortit son petit carnet, griffonna les données de service, puis le remit dans sa poche. Il resta ensuite un moment à regarder ses chaussures, laisser la contrarité redescendre, planté dans cette salle de bain qu’il ne connaissait pas. On n’imagine pas la force que peuvent conserver les vieux, ça rend le travail compliqué, ça ne prend que quelques minutes mais ils résistent toujours, l’énergie vitale, Schopenhauer, quelque chose. Il leva la tête, du carrelage jaune couvrait les parois du sol au plafond, un petit mécanisme de ventilation encrassé tournait en vrombissant au-dessus d’un lavabo pale. Les maisons qu’il découvrait avaient toutes de ces intérieurs moches et colorés, de quoi vous retourner l’estomac, tapisserie à motifs, moquettes, tout ça vous mettait dans un état de fébrilité anxieuse. Intérieurs d’une génération sans doute, celle qui arrivait en zone d’atterissage. On ne pouvait pas nier une influence régionale aussi, c’est sûr, l’architecture dégueulasse, la laideur vert sombre qui baignait les paysages, un effet montagne. C’était transnational, l’effet montagne, de la plaine du Zollfeld jusqu’au lac Léman ça vous demontait une civilisation, vous retournait les hommes à l’état de taupes, voir jusqu’à la prochaine crête en plissant les yeux, suffisant, suffisant, et encore est-ce bien nécessaire, de voir jusqu’à la crête, on était bien en fond de vallée, là, les pied dans la boue. Il avait été muté dans le région devant des dizaines d’autres pourtant, il y avait des gens qui voulaient venir ici, c’était à peine croyable. Pourquoi lui avait accepté de venir, en revanche, ça, ce n’était pas clair, on ne l’avait pas forcé. Après un dernier regard à Monsieur Kaufer, qui ne bougeait décidément plus, Jérémie Landau se décida à s’en aller. Il passa dans le couloir, voleta sur le carrelage brun, et, furtivement toujours, poursuivit jusq’au vestibule de l’entrée où un petit tronc d’arbre dépourvu d’écorce servait de pied de lampe et prenait la poussière à coté de la commode du téléphone. Il frissonna et ouvrit la porte d’entrée vitrée, oublier. Dehors, il pleuvait à verse à travers une lumière grise. La voiture était là, tranquille. Elle prenait l’eau sans trembler. Il sautilla dans la pelouse en essayant d’éviter les flaques, passa le portail et se précipita dans le véhicule en faisant claquer la portière derrière lui. Les sourcils goutant sur le volant, il allait démarrer lorsqu’il pensa au chien. Le chien, où pouvait-il être, le chien. Il ne faudrait pas l’écraser en partant, cet animal. Avec son pelage jaune, il lui avait fait peine à voir, en arrivant. Non que la couleur jaune fût en soi un désavantage pour un chien mais lui avait un museau applati qui lui donnait, en plus, un regard triste. Il rouvrit la portière et fit le tour du véhicule pour vérifier qu’il ne s’était pas couché sous le chassis ou devant les roues, la flotte redoublait, non, rien, pas de chien. Il se tourna un peu pour essayer de voir à travers les gouttes, à travers le gris. Et il était là, le titus, couché sous un sapin planté devant la porte-fenêtre du salon, il le fixait avec son regard triste la tête posée sur les pattes. Pourquoi avaient-ils planté ce sapin si près de la porte-fenêtre, ça n’allait pas, ça coupait la lumière. Vu sa taille, il avait au moins trente ans cet arbre, des années à se couper la lumière, M. Kaufer, à vivre dans l’obscurité du carrelage marron et du tronc-pied de lampe. On lui avait rendu un beau service, quand même, avec cette auto-saisine. Landau alluma une cigarette. Il s’était accroupi avec le chien sous le sapin et regardait les toits de la vallée à travers la pluie, ça faisait des petits carrés rouge sombre qui flottaient dans du gris..