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  • Le lac était là. C’était déjà moins oppressant, ça s’ouvrait, les montagnes se dégonflaient en flanc de coteaux, la brume aussi, en flanc de rien elle, malgré l’eau, on voyait les barques sommeiller sur la rive entre les joncs, avec les canards, les cygnes, ces méchantes bêtes, qui trainaient, et tous ces petites villages nauséabonds, leurs églises, pleines de catholicisime alpestre, sentiments et supertition, il ne fallait pas s’attarder ici. Il y avait cet autre dossier à traiter dans l’après-midi avant de rentrer au bureau, en plus. On était dans un période de stakhanovisme de la zigouille, il le sentait, ça s’accélerait, certains jours il fallait en faire plusieurs, aujourd’hui deux, matin et après midi, juste le temps de manger un morceau le bord du lac. On avait trop trainé, aussi, avec ces débats à n’en plus finir sur l’euthanasie, les résistances qui allèrent avec, les religions, l’autozigouille, elles n’aimaient pas, et ce fut l’échec, pas de loi on avait perdu du temps. On en avait accumulé, du vieux, entretemps, du très vieux, progrès de la médecine et absence de loi, effet de ciseaux, le déficit de la sécu partait en vrille, on ne pouvait plus se le permettre, de laisser tous ces gens vivre au delà du raisonnable. Le chien venait de faire un petit bruit, pffl. Landau tourna la tête, non, pas de vomi, il se lèche une patte. Peut-être qu’il avait pété. 

  • Et ces virages aussi, il n’y avait pas idée, troisième, seconde, on ne savait jamais, le sous-régime systématique en sortie de courbe, rétrograder, accélerer, encore, il traversait le bourg haut à présent, c’était étonnant ce village, il y avait le centre historique un peu en hauteur et la ville basse séparée, née autour de l’aciérie et de la rivière sans doute, on était entre les deux maintenant, les virages avaient recommencés. Est-ce que ça pouvait avoir le mal des transports, un chien ? Il le regarda du coin de l’oeil, voir s’il n’avait pas le teint cireux, des renvois, quelque chose, ce n’est pas facile de savoir si un chien a la nausée. Non, il s’était applati de nouveau sur le siège, le titus, une chaussette, il en avait sans doute eu marre de finir la truffe dans la porte à chaque coup de volant, mais il avait l’air serein, respiration légère, patte souple, œil vif. Monsieur Kaufer, il les avait parcourus pendant des décennies, ces virages, pour descendre à l’usine depuis cette maison du haut, jusqu’à la retraite, et puis il s’était accroché, accroché et accroché encore. Madame Kaufer était morte depuis des années, il ne voulait pas la rejoindre. C’est l’administration centrale qui avait fait descendre le dossier, les auto-saisines, c’était traité par Paris, plus délicat que la saisine par la famille ou par la cible elle-même, le circuit de validation du dossier était renforcé. Mais il ne fallait pas encombrer non plus, sinon, c’était bien la peine, de lancer le programme, de franchir un pallier, si c’était pour le vider de son efficacité derrière par des mesures d’application trop strictes, commission collégiale au sein de la direction de la sécurité sociale, validation par le juge et zou, papi mami, noël, c’est fini. Ils longeaient la rivière maintenant, la voiture, le chien et lui, un bonne petite voiture, la Savoie, c’est fini pour aujourd’hui.

  • Des petites vieilles en vadrouille, il n’y en avait certainement pas beaucoup, de toute façon, ici, avec ces maisons isolées dans les paturages, personne ne devait sortir, aucun vieux, et des jeunes, il n’y en avait plus, l’agriculuture c’était fini, tranquille le chien, tu arrêtes, ils étaient descendus dans le bourg, pour embaucher à l’aciérie, ou étaient partis pour de bon de cet enfer, quelle brume, nom de dieu, Ugine, des cours d’eau, des montagnes, trois fonds de vallée qui se croisent, autortoute pour le suicide. Monsieur Kaufer, non, c’est fou, pas de suicide du tout, et Ugine pas plus qu’ailleurs en fait, un taux normal, il avait vérifié, les statistiques, son truc, autour de treize pour cent mille, les données épidémiologiques étaient formelles, Darees et tout, du sérieux, avec un pic à cinquante pour cent mille pour ceux de la zone d’atterrissage quand même, on comptait là-dessus, lors de la création du programme, l’administration avait compté la dessus, pour ne pas recruter trop, et rester dans les limites du raisonnable, question fin, on n’allait pas décimer des villages entiers sur décision administrative. Monsieur Kauffer, pas de suicide, non, il avait fallu s’en charger donc, le cinquième dossier du mois de mars, Monsieur Kaufer, qui n’y avait pas coupé, à l’usine, malgré des bons début dans l’existence, des débuts d’aventure, c’était marqué dans son dossier, Landau bénéficiait d’une documentation exhaustive pour les atterissages. Il avait eu vingt ans pendant la guerre, le service du travail obligatoire, la fuite dans les bois, un peu de réception de parachutages de matériels et puis l’incoporation dans l’armée régulière, l’Allemagne, l’aventure (les petites pépées eh eh). Mais il avait choisi de rentrer, le con, le con de Monsieur Kaufer, pour une vache ou deux, une femme, et alors ce fut le recallage pour EDF, l’usine, Landau avait été consterné, le chien s’était assis et regardait par la vitre, de la boue séchée dans les ‘oreilles.

  • Après l’épingle, il était sur la départementale, on n’y voyait rien, la brume était montée, la voiture sentait le chien. A droite, la maison de monsieur Kaufer s’éloignait, ses deux étages, ses sapins, c’était son cinquième atterissage depuis le début du mois, avant il y avait eu madame Moenne-Loccoz, madame Perissin, madame Gilloz, madame Hudry, sureprésentation normal, les femmes, leur longévité. Il pensa à sa mère, méchante, méchante comme un pie, avec sa robe de chambre grenat et ses petits gestes rapides. Le chien avait reposé sa tête sur ses pattes, qu’il avait bien trainées partout sur le siège, c’était tout salopé, un véhicule de service, le sagouin. Vu de près, comme ça, avec le jaune sali et ses petites oreilles, il tenait du phacochère, le chien. Madame Moenne-Loccoz, Perissin, Gilloz, Hudry. Avec le programme, vous n’avez pas le choix, vous allez disparaître. La question porte sur le moment, éventuellement le lieu, mais c’est bien tout. Vous êtes tranquille, à respirer, à vivre, à voir des enfants courir dans cette cour, là, peut-être, ou à regarder un arbre à l’horizon, et après vous n’êtes plus là. Le programme est efficace. Sur le route, les conifères défilaient comme des ombres dans la brume, des bras tentaculaires de partout, allumer les veilleuses quand même, il ne s’agirait pas d’écraser quelqu’un, une petite vieille, eh eh, humour d’agent d’atterrissage.

  • Le chien bougea en premier, un patte s’étire, une autre, bâillement, tout à coup, il était relevé et se dirigeait vers la voiture, l’eau sur le poil, son petit poil frisé jaune, les coussinets dans la boue. Il s’assit devant la voiture et regarda ailleurs. Les toits disparaissaient dans le brume qui se levait, comme dans tous les fonds de vallée, elle finit toujours pas se lever, cette brume, et plus rien n’existe que ce néant blanc qui fait mal au yeux et colle au lit. Il était débout depuis cinq heures, malgré les idées de brume qui collent au lit, éviter les embouteillages à la douane, les frontaliers. Il s’était allongé devant la portière, il allait s’en mettre de partout, de la boue, ce con, s’il croyait qu’il allait monter de toute façon, il se fourrait le doigt dans l’oeil, ce chien, Landau aimait beaucoup les chiens, mais ce n’était pas sa voiture, et ce n’était pas son chien, il n’allait pas l’emmener, non, il pouvait se gratter, qu’est ce qu’il croyait ce chien, il le voyait venir, avec son air sympathique et son regard par en-dessous, non, non. Ils étaient énervant ces animaux à percevoir sa gentillesse, c’était toujours la même chose, non, lui, il était méchant, il voulait être méchant, pas de faiblesse pour la vie. Monsieur Kaufer gisait dans sa baignoire comme un vieux flan jauni et il fallait se décider à partir maintenant, brume ou pas, chien ou pas, on l’écrase, le chien, il ne vient pas. Il était sorti de dessous le sapin à son tour, même parcours, l’eau sur le poil, pieds dans la boue, il traversait la pelouse. Il enjamba le chien, non tu ne viens pas, qui restait couché, ouvrit la portière et s’assit. Le chien avait un peu relevé la tête, avec son regard triste dirigé ailleurs. Landau mit la clé dans le contact, attendit, il regardait devant lui la façade de la maison de monsieur Kaufer, dossier III.4, 92 ans, retiré à 10 heures 24 par strangulation classique le 7 mars, sur auto-saisine de l’administration, il attendait encore lorsque le chien sauta dans la voiture et alla se coucher sur le siège avant passager, non sans lui avoir au préalable marché sur les cuisses avec ses pattes pleines de boue. Landau démarra. On n’est pas toujours qui on croit.

  • Monsieur Kaufer gisait dans sa baignoire comme un vieux flan jauni. Il avait l’air plus calme maintenant. Il s’était débattu, débattu encore, avec ses bras maigres, ça avait été pénible, moulinet à gauche, moulinet à droite, glissade, couinement, tentative de sortie de la vasque, glissade, il avait fallu lui faire le coup du lapin pour qu’il arrête, tac, sur la nuque, silence. Il lui avait expliqué pourtant, à un moment, il faut accepter, arrêter de lutter, un peu de décence quand même, tous ces souvenirs, ces voyages accumulés, ces photos de petits enfants partout, ça suffisait, il avait eu plus que son dû. Mais c’était toujours la même chose, ils ne voulaient pas que ça s’arrête. Jérémie Landau, agacé, sortit son petit carnet, griffonna les données de service, puis le remit dans sa poche. Il resta ensuite un moment à regarder ses chaussures, laisser la contrarité redescendre, planté dans cette salle de bain qu’il ne connaissait pas. On n’imagine pas la force que peuvent conserver les vieux, ça rend le travail compliqué, ça ne prend que quelques minutes mais ils résistent toujours, l’énergie vitale, Schopenhauer, quelque chose. Il leva la tête, du carrelage jaune couvrait les parois du sol au plafond, un petit mécanisme de ventilation encrassé tournait en vrombissant au-dessus d’un lavabo pale. Les maisons qu’il découvrait avaient toutes de ces intérieurs moches et colorés, de quoi vous retourner l’estomac, tapisserie à motifs, moquettes, tout ça vous mettait dans un état de fébrilité anxieuse. Intérieurs d’une génération sans doute, celle qui arrivait en zone d’atterissage. On ne pouvait pas nier une influence régionale aussi, c’est sûr, l’architecture dégueulasse, la laideur vert sombre qui baignait les paysages, un effet montagne. C’était transnational, l’effet montagne, de la plaine du Zollfeld jusqu’au lac Léman ça vous demontait une civilisation, vous retournait les hommes à l’état de taupes, voir jusqu’à la prochaine crête en plissant les yeux, suffisant, suffisant, et encore est-ce bien nécessaire, de voir jusqu’à la crête, on était bien en fond de vallée, là, les pied dans la boue. Il avait été muté dans le région devant des dizaines d’autres pourtant, il y avait des gens qui voulaient venir ici, c’était à peine croyable. Pourquoi lui avait accepté de venir, en revanche, ça, ce n’était pas clair, on ne l’avait pas forcé. Après un dernier regard à Monsieur Kaufer, qui ne bougeait décidément plus, Jérémie Landau se décida à s’en aller. Il passa dans le couloir, voleta sur le carrelage brun, et, furtivement toujours, poursuivit jusq’au vestibule de l’entrée où un petit tronc d’arbre dépourvu d’écorce servait de pied de lampe et prenait la poussière à coté de la commode du téléphone. Il frissonna et ouvrit la porte d’entrée vitrée, oublier. Dehors, il pleuvait à verse à travers une lumière grise. La voiture était là, tranquille. Elle prenait l’eau sans trembler. Il sautilla dans la pelouse en essayant d’éviter les flaques, passa le portail et se précipita dans le véhicule en faisant claquer la portière derrière lui. Les sourcils goutant sur le volant, il allait démarrer lorsqu’il pensa au chien. Le chien, où pouvait-il être, le chien. Il ne faudrait pas l’écraser en partant, cet animal. Avec son pelage jaune, il lui avait fait peine à voir, en arrivant. Non que la couleur jaune fût en soi un désavantage pour un chien mais lui avait un museau applati qui lui donnait, en plus, un regard triste. Il rouvrit la portière et fit le tour du véhicule pour vérifier qu’il ne s’était pas couché sous le chassis ou devant les roues, la flotte redoublait, non, rien, pas de chien. Il se tourna un peu pour essayer de voir à travers les gouttes, à travers le gris. Et il était là, le titus, couché sous un sapin planté devant la porte-fenêtre du salon, il le fixait avec son regard triste la tête posée sur les pattes. Pourquoi avaient-ils planté ce sapin si près de la porte-fenêtre, ça n’allait pas, ça coupait la lumière. Vu sa taille, il avait au moins trente ans cet arbre, des années à se couper la lumière, M. Kaufer, à vivre dans l’obscurité du carrelage marron et du tronc-pied de lampe. On lui avait rendu un beau service, quand même, avec cette auto-saisine. Landau alluma une cigarette. Il s’était accroupi avec le chien sous le sapin et regardait les toits de la vallée à travers la pluie, ça faisait des petits carrés rouge sombre qui flottaient dans du gris..