Monsieur Kaufer gisait dans sa baignoire comme un vieux flan jauni. Il avait l’air plus calme maintenant. Il s’était débattu, débattu encore, avec ses bras maigres, ça avait été pénible, moulinet à gauche, moulinet à droite, glissade, couinement, tentative de sortie de la vasque, glissade, il avait fallu lui faire le coup du lapin pour qu’il arrête, tac, sur la nuque, silence. Il lui avait expliqué pourtant, à un moment, il faut accepter, arrêter de lutter, un peu de décence quand même, tous ces souvenirs, ces voyages accumulés, ces photos de petits enfants partout, ça suffisait, il avait eu plus que son dû. Mais c’était toujours la même chose, ils ne voulaient pas que ça s’arrête. Jérémie Landau, agacé, sortit son petit carnet, griffonna les données de service, puis le remit dans sa poche. Il resta ensuite un moment à regarder ses chaussures, laisser la contrarité redescendre, planté dans cette salle de bain qu’il ne connaissait pas. On n’imagine pas la force que peuvent conserver les vieux, ça rend le travail compliqué, ça ne prend que quelques minutes mais ils résistent toujours, l’énergie vitale, Schopenhauer, quelque chose. Il leva la tête, du carrelage jaune couvrait les parois du sol au plafond, un petit mécanisme de ventilation encrassé tournait en vrombissant au-dessus d’un lavabo pale. Les maisons qu’il découvrait avaient toutes de ces intérieurs moches et colorés, de quoi vous retourner l’estomac, tapisserie à motifs, moquettes, tout ça vous mettait dans un état de fébrilité anxieuse. Intérieurs d’une génération sans doute, celle qui arrivait en zone d’atterissage. On ne pouvait pas nier une influence régionale aussi, c’est sûr, l’architecture dégueulasse, la laideur vert sombre qui baignait les paysages, un effet montagne. C’était transnational, l’effet montagne, de la plaine du Zollfeld jusqu’au lac Léman ça vous demontait une civilisation, vous retournait les hommes à l’état de taupes, voir jusqu’à la prochaine crête en plissant les yeux, suffisant, suffisant, et encore est-ce bien nécessaire, de voir jusqu’à la crête, on était bien en fond de vallée, là, les pied dans la boue. Il avait été muté dans la région devant des dizaines d’autres pourtant, il y avait des gens qui voulaient venir ici, c’était à peine croyable. Pourquoi lui avait accepté de venir, en revanche, ça, ce n’était pas clair, on ne l’avait pas forcé. Après un dernier regard à Monsieur Kaufer, qui ne bougeait décidément plus, Jérémie Landau se décida à s’en aller. Il passa dans le couloir, voleta sur le carrelage brun, et, furtivement toujours, poursuivit jusq’au vestibule de l’entrée où un petit tronc d’arbre dépourvu d’écorce servait de pied de lampe et prenait la poussière à coté de la commode du téléphone. Il frissonna et ouvrit la porte d’entrée vitrée. Dehors, il pleuvait à verse à travers une lumière grise. La voiture était là, tranquille. Elle prenait l’eau sans trembler. Il sautilla dans la pelouse en essayant d’éviter les flaques, passa le portail et se précipita dans le véhicule en faisant claquer la portière derrière lui. Les sourcils gouttant sur le volant, il allait démarrer lorsqu’il pensa au chien. Le chien, où pouvait-il être, le chien. Il ne faudrait pas l’écraser en partant, cet animal. Avec son pelage jaune, il lui avait fait peine à voir, en arrivant. Non que la couleur jaune fût en soi un désavantage pour un chien mais lui avait un museau aplati qui lui donnait, en plus, un regard triste. Il rouvrit la portière et fit le tour du véhicule pour vérifier qu’il ne s’était pas couché sous le chassis ou devant les roues, la flotte redoublait, non, rien, pas de chien. Il se tourna un peu pour essayer de voir à travers les gouttes, à travers le gris. Et il était là, le titus, couché sous un sapin planté devant la porte-fenêtre du salon, il le fixait avec son regard triste la tête posée sur les pattes. Pourquoi avaient-ils planté ce sapin si près de la porte-fenêtre, ça n’allait pas, ça coupait la lumière. Vu sa taille, il avait au moins trente ans cet arbre, des années à se couper la lumière, M. Kaufer, à vivre dans l’obscurité du carrelage marron et du tronc-pied de lampe. On lui avait rendu un beau service, quand même, avec cette auto-saisine. Landau alluma une cigarette, il s’était accroupi avec le chien sous le sapin et regardait les toits de la vallée à travers la pluie, ça faisait des petits carrés de rouge sombre qui flottaient dans du gris. / Le chien bougea en premier, une patte s’étire, une autre, bâillement, tout à coup, il était relevé et se dirigeait vers la voiture, l’eau sur le poil, son petit poil frisé jaune, les coussinets dans la boue. Il s’assit devant la voiture et regarda ailleurs. Les toits disparaissaient dans le brume qui se levait, comme dans tous les fonds de vallée, elle finit toujours pas se lever, cette brume, et plus rien n’existe que ce néant blanc qui fait mal au yeux et colle au lit. Il était débout depuis cinq heures, malgré les idées de brume qui collent au lit, éviter les embouteillages à la douane, les frontaliers. Il s’était allongé devant la portière, il allait s’en mettre de partout, de la boue, ce con, s’il croyait qu’il allait monter de toute façon, il se fourrait le doigt dans l’oeil, Landau aimait beaucoup les chiens, mais ce n’était pas sa voiture, et ce n’était pas son chien, il n’allait pas l’emmener, non, il pouvait se gratter, qu’est ce qu’il croyait, il le voyait venir, avec son air sympathique et son regard par en-dessous, non, non. Ils étaient énervant ces animaux à percevoir sa gentillesse, c’était toujours la même chose, non, lui, il était méchant, il voulait être méchant, pas de faiblesse pour la vie. Monsieur Kaufer gisait dans sa baignoire comme un vieux flan jauni et il fallait se décider à partir maintenant, brume ou pas, chien ou pas, on l’écrase, le chien, il ne vient pas. Il était sorti de dessous le sapin à son tour, même parcours, l’eau sur le poil, pieds dans la boue, il traversait la pelouse. Il enjamba le chien, non tu ne viens pas, qui restait couché, ouvrit la portière et s’assit. Le chien avait un peu relevé la tête, avec son regard triste dirigé faussement ailleurs. Landau mit la clé dans le contact, attendit. Il regardait devant lui la façade de la maison de monsieur Kaufer, dossier III.5, 92 ans, retiré à 9 heures 24 par strangulation classique le 7 mars, sur auto-saisine de l’administration. Il attendait encore lorsque le chien sauta dans la voiture et alla se coucher sur le siège avant passager, non sans lui avoir au préalable marché sur les cuisses avec ses pattes pleines de boue. Landau démarra. On n’est pas toujours qui on croit. / Après l’épingle, il était sur la départementale, on n’y voyait rien, la brume était montée, la voiture sentait le chien. A droite, la maison de monsieur Kaufer s’éloignait, ses deux étages, ses sapins, c’était son cinquième atterissage depuis le début du mois, avant il y avait eu madame Moenne-Loccoz, madame Perissin, madame Gilloz, madame Hudry, sureprésentation normal, les femmes, leur longévité. Il pensa à sa mère, méchante, méchante comme un pie, avec sa robe de chambre bleue et ses petits gestes rapides. Le chien avait reposé sa tête sur ses pattes, qu’il avait bien trainées partout sur le siège, c’était tout salopé, un véhicule de service, le sagouin. Vu de près, comme ça, avec le jaune sali et ses petites oreilles, il tenait du phacochère. Madame Moenne-Loccoz, Perissin, Gilloz, Hudry. Avec le programme, vous n’avez pas le choix, vous allez disparaître. La question porte sur le moment, éventuellement le lieu, mais c’est bien tout. Vous êtes tranquille, à respirer, à vivre, à voir des enfants courir dans cette cour, là, peut-être, ou à regarder un arbre à l’horizon, et après vous n’êtes plus là. Le programme est efficace.
Sur le route, les sapins défilaient comme des ombres dans la brume, des bras tentaculaires de partout, allumer les veilleuses quand même, il ne s’agirait pas d’écraser quelqu’un, une petite vieille, eh eh, humour d’agent atterisseur. / Des petites vieilles en vadrouille, il n’y en avait certainement pas beaucoup, de toute façon, ici, avec ces maisons isolées dans les paturages, personne ne devait sortir, aucun vieux, et des jeunes, il n’y en avait plus, l’agriculuture c’était fini, tranquille le chien, tu arrêtes, ils étaient descendus dans le bourg, pour embaucher à l’aciérie, ou étaient partis pour de bon de cet enfer, quelle brume, nom de dieu, Ugine, des cours d’eau, des montagnes, trois fonds de vallée qui se croisent, autortoute pour le suicide. Monsieur Kaufer, non, pas de suicide du tout, et Ugine pas plus qu’ailleurs en fait, un taux normal, il avait vérifié, autour de treize pour cent mille, les données épidémiologiques étaient formelles, Darees et autres, du sérieux, avec un pic à cinquante pour cent mille pour ceux de la zone d’atterissage quand même, on comptait là-dessus, lors de la création du programme, l’administration avait compté la dessus, pour ne pas recruter trop, et rester dans les limites du raisonnable, question fin, on n’allait pas décimer des villages entiers sur décision administrative. Monsieur Kauffer, pas de suicide, non, il avait fallu s’en charger donc, le cinquième dossier du mois de mars, Monsieur Kaufer, qui n’y avait pas coupé, à l’usine, malgré des bons début dans l’existence, des débuts d’aventure, c’était marqué dans son dossier, Landau bénéficiait d’une documentation exhaustive pour les atterissages. Il avait eu vingt ans pendant la guerre, le service du travail obligatoire, la fuite dans les bois, un peu de réception de parachutages et puis l’incoporation dans l’armée régulière, l’Allemagne, l’aventure (les petites pépées hi hi). Mais il avait choisi de rentrer, le con, le con de Monsieur Kaufer, pour une vache ou deux, une femme, et alors ce fut le recallage par l’edf, l’usine, Landau avait été consterné, le chien s’était assis et regardait par la vitre, de la boue séchée dans les oreilles. / Et ces virages aussi, il n’y avait pas idée, troisième, seconde, on ne savait jamais, le sous-régime systématique en sortie de courbe, rétrograder, accélerer, encore, il traversait le bourg haut à présent, c’était étonnant ce village, il y avait le centre historique un peu en hauteur et la ville basse séparée, née autour de l’aciérie et de la rivière sans doute, on était entre les deux maintenant, les virages avaient recommencé. Est-ce que ça pouvait avoir le mal des transports, un chien ? Il le regarda du coin de l’oeil, voir s’il n’avait pas le teint cireux, des renvois, quelque chose, ce n’est pas facile de savoir si un chien a la nausée. Non, il s’était aplati de nouveau sur le siège, le titus, une chaussette, il en avait sans doute eu marre de finir la truffe dans la porte à chaque coup de volant, mais il avait l’air serein, respiration légère, patte souple, œil vif. Monsieur Kaufer, il les avait parcourus pendant des décennies, ces virages, pour descendre à l’usine depuis cette maison du haut, jusqu’à la retraite, et puis il s’était accroché, accroché et accroché encore. Madame Kaufer était morte depuis des années, il ne voulait pas la rejoindre. C’est le ministère qui avait fait descendre le dossier, les auto-saisines, c’était traité par Paris, plus délicat que la saisine par la famille ou par la cible elle-même, le circuit de validation du dossier était renforcé. Mais il ne fallait pas encombrer non plus, sinon, c’était bien la peine, de lancer le programme, de franchir un pallier, si c’était pour le vider de son efficacité derrière par des mesures d’application trop strictes, commission collégiale au sein de la direction de la sécurité sociale, validation par un juge et zou, papi mami, noël, c’est fini. Ils longeaient la rivère maintenant, la voiture, le chien et lui, un bonne petite voiture, la Savoie, aurevoir pour aujourd’hui. / Le lac était là. C’était déjà moins oppressant, ça s’ouvrait, les montagnes se dégonflaient en flanc de coteaux, la brume aussi, en flanc de rien elle, malgré l’eau, on voyait les barques sommeiller sur la rive entre les joncs, avec les canards, les cygnes, ces méchantes bêtes, qui trainaient, et tous ces petites villages nauséabonds, leurs églises, pleines de catholicisime alpestre, sentiments et supertition, il ne fallait pas s’attarder ici. Il y avait cet autre dossier à traiter dans l’après-midi aussi, avant de rentrer au bureau. On était dans un période de stakhanovisme de l’atterissage, il le sentait, ça s’accélerait, certains jours il fallait en faire plusieurs, aujourd’hui deux, matin et après midi, juste le temps de manger un morceau le bord du lac. On avait trop trainé, avec ces débats à n’en plus finir sur l’euthanasie, les résistances qui allèrent avec, les religions, la fin volontaire, elles n’aimaient pas, et ce fut l’échec, pas de loi, on avait perdu du temps. Les vieux s’étaient accumulés, entretemps, des très vieux, progrès de la médecine et absence de loi, effet de ciseaux, le déficit de la sécu partait en vrille, on ne pouvait plus se le permettre, de laisser tous ces gens vivre au delà du raisonnable. Le chien venait de faire un petit bruit, pffl. Landau tourna la tête, non, pas de vomi, il se lèche une patte. Peut-être qu’il avait pété. / Duingt, le château est là, coincé entre la route et le lac. Il commençait à le connaître ce trajet, dix-huit mois déjà depuis la début du programme, l’arrivée dans le région, dix-huit mois de tournées en voiture, tout Rhône-Alpes, des kilomètres et des kilomètres avalés, et en Savoie plus qu’ailleurs, avec la perte de vitesse économique, le veillissement de la population plus prononcée. Et la résistance de l’alpin aussi, les gens des montagnes, ils résistaient plus, ça devait être l’air pur, l’odeur des sapins, la polenta, l’altitude, ils restaient cramponnés dans leurs fermes, à bouffer des chataîgnes, à aller à l’église le dimanche, à se déplacer increvables dans leurs costumes, ralentis, le visage fermé. La Haute-Savoie, ça déroulait un peu plus déjà, question décès, avec la pollution due au transport routier, l’agitation touristique, l’activité, ce n’est pas bon pour les personnes âgées. Regarde le lac, le chien, regarde comme il est beau, sous la flotte, on dirait du goudron. Quel pays. Et sa mère qui était là, dans tête, dans le coin, elle aussi dans sa maison cramponnée, sa mère des montagnes, elle l’enterrera c’est sûr. De toute façon il ne va pas s’en occuper, non, la famille on ne fait pas, c’est comme chez les médecins, les avocats, toutes ces professions où on négocie dans le délicat, les intimes on ne fait pas. Sa mère, avec son petit regard vicieux, ses petites dents. C’est pour ça qu’on l’avait envoyé ici, bien sûr, il y était né, le malchanceux, dans ce trou à lacs, dix-huit ans de purgatoire, à faire du ski de fond les mercerdi après-midi, avec des montés, des montées, des bus, des nausées, des savoyards, des sapins, de pantalon de fuseaux, des gants, des bonnets, de grandes bouffées d’Alpes. Et alors, qu’est-ce que ça changeait, il connaissait les routes, les villages, les maisons dans les forêts, il ira plus vite, c’est ça, qu’ils s’étaient dit, au personnel ?, mais va beh, bande de cons, cons du personnel. Peu importe, il devait rentrer au pays de toute façon, pour s’en occuper, de la robe de chambre bleue, pour l’aider à vivre s’entend, c’est un comble, elle commençait à décliner sévère, la pie. / Le goudron s’étalait à plus soif, après le château, de l’eau, de l’eau, on attaquait de nouveaux petits villages herbeux en bas de pentes qui épousaient la rive. Des vieux, des chats, des familles. La réalité, parfois, c’est trop. Landau carressa la queue du chien (mais qu’est ce qu’il me veut, ce con, devait penser le chien, pensa Landau). La famille, c’est trop, ça l’avait mis dans tous ces états, la famille, raquette de tennis, la télé, paf, la télé. Bon, son père était mort maintenant, tout va bien. Le lac continuait de défiler avec ses vaguelettes absurdes et ses oiseaux mauvais, quelques montagnes le regardaient depuis l’autre côté, c’était pitié. Et la brume qui revenait, bonté divine. Passer au supermarché avant de rentrer, acheter du café, des œufs. Un autre cygne, là, tiens, la tête dans la pluie, le chien s’était de nouveau collé à la vitre, c’était la ligne droite. Est-ce qu’il reconnaissait les autres espèces, le chien ? Landau essaya de capter son regard, discrètement, histoire de voir, il avait l’air curieux, cet animal. Madame Sadier, sur la photo, avait l’oeil nettement moins alerte. Elle n’aurait plus rien d’alerte d’ici la fin de l’après-midi, de toute façon, Madame Sadier, il s’était garé sur un parking de berge, relisait ses notes. Qu’est ce qu’il allait bien pouvoir raconter, cette fois. Une saisine familiale. Il ne les aimait pas, les familiales, on ne savait jamais bien s’il n’y avait pas anguille sous roche, des histoires d’argent, de vengance suite à des enfances trop mornes. Enfin, ça avait été validé, âge, coût sécurité sociale, tout, ce n’était pas à lui de s’en préoccuper, de la légitimité de l’atterissage. Mais il allait bien falloir lui raconter quelque chose, quand même, à la mamie, et ça, c’était pour lui. Bonjour madame, non, ce n’est pas votre petit-fils, non, non, plus, pardon ?, non plus, et.., et puis merde, paf, voilà, ça commencait à bien suffire là. Il s’était échauffé tout seul, Landau, rien qu’à imaginer la scène, le chien grogna. ça va, le chien, ça va, lâche-moi un peu la grappe. / L’entrée de la ville était encombrée de voitures, des noirs, des blanches, la route coincée entre des courts de tennis et des voiliers qui dormaient au bord du lac. Des enfants tiraient un dériveur vers une zone de mise à l’eau, on était mercredi, les petites salopards, ils avaient encore du temps. Le chien s’agitait un peu, peut-être qu’il aimait la nautisme. Tu aimes le nautisme, le chien? Le chien avait tournée la tête pour le regarder d’un air interrogateur. Il lui tapota la tête, tu veux qu’on s’arrête ici (j’en n’ai rien à carrer, de où on s’arrête, fumier, devait penser le chien, pensa Landau) ? Et il s’était garé, braquage, contre-braquage, épie, voilà. L’air était toujours rempli de pluie et on arrivait à peine à voir les bateaux aux pontons, c’était bien pour faire plaisir au chien, alors tu descends. Il n’y avait personne vers les bateaux, des part-battages moisissaient dans la flotte. Encore quelques pas et des vieux surnageaient dans la brume à travers la vitre d’un club-house, le chien restait en arrière, hésitant. Ce n’était pas du Monsieur Kaufer, ces vieux-là, c’était du vieux doré, bijoux, peau, ça bougeait encore bien. Il s’arrêta pour les regarder, hésita à rentrer, prendre un café, mais il y avait le chien, il poursuivit. Ils y auront droit comme les autres, les dorés, mobiles ou pas, qu’ils ne fassent pas les malins. Les inégalités sociales, il s’en foutait un peu, mais si le programme n’avait concerné que les pauvres, ça l’aurait quand même agacé, Landau, un minimum de justice, quoi. Le chien s’était rapproché et lui frotta la jambe, il devait avoir faim. / Quelqu’un passe, quelqu’un de petit. Méfiance, les gens petits sont méchants, Landau montre les dents, le chien se gratte. L’homme passe et s’enfonce dans le brume. Le chien regardait l’eau à présent, on avait dépassé la marina, la sorte de marina, Annecy, ce n’est pas la Méditérannée. C’est lui qui avait faim, en fait, pas le chien, 11 heures trente, levé depuis longtemps déjà. Ils repassèrent devant le club house, le chien et lui, lui d’abord, le chien après, et allèrent en direction de la vieille ville et de ses petits pavés vicieux. Un groupe de touristes regardait le bateau à touristes. Il était amaré contre la vieille ville, ils étaient en polaires. Ça parlait pour ne rien dire sur toute la largeur du quai, ta gueule, ta gueule vous tous. Landau baissa la tête, trop jeunes encore, ces vieux-là. Après un pont de pierre – tout était en pierre ici, ils en était très fiers, de la pierre solide de montagne, granit, ou quelque chose -, c’était le centre, la pluie qui était passée à la bruine et d’autres groupe de polaires sur petits pavés vicieux. Le chien seul surnageait par sa bonté de museau dans cette univers hostile. Il trottinait avec ses pattes jaunes et boue sous les arcades, regardait les vitrines. Il fallait qu’il mange maintenant, Landau, l’appetit était revenu, comme après chaque atterissage. Avant ce n’était pas possible, la concentration, le stress, il n’y avait pas moyen, mais après, sainte vierge, comme ils disent dans les villages alpestres. Le chien s’était arrêté devant une créperie. Allez, d’accord le chien. / Ils étaient là aussi, les polaires, ils étaient partout, s’assoir quand même. Landau regardait un serveur qui regardait le chien, c’était l’expectative. C’est bon, il montre une table, le chien s’y dirige, Landau suit. Ils auraient dû aller près du lac, à la réflexion, avec un petit picnic sur le Pâquier, un picnic de mois de mars sous la pluie, au moins on aurait arrêté avec l’hypocrisie de la vie. Le serveur avait demandé s’il fallait une gamelle d’eau pour le chien (mais quelle gamelle d’eau, avec la flotte qu’on se prend, tu te fous de notre gueule, devait penser le chien, pensa Landau). Non, non, pas de gamelle d’eau, merci, et une complète. assez vite si possible, il était attendu. Elle n’attendait rien, Mme Sadier, bien entendu, et plutôt jamais, mais les polaires le stressaient quand même beaucoup, Landau, il était sensible, par moment. C’était des vieux, évidemment, des vieux en visite, randonnées, découvertes de la faune, ces trucs. C’était des vieux de région parisienne, ça, on le sentait, pas sa juridiction, ils n’avaient pas de polaires d’ailleurs, ils avaient des doudounes. Les doudounes italiennes avaient envahi toute l’Europe – à défaut d’avoir jamais envahi quoi que ce soit par eux-mêmes, ces fumiers, ils avaient au moins réussi ça, les Italiens -, toute sauf les Alpes, bien sûr, les Alpes, c’était polaires. Il leur reste au moins vingt ans, à eux, qu’est ce que t’en dis, le chien, on est dans la petite soixante-dizaine là, non ? Aisés aussi ceux-ci, comme aux bateaux, le nautique et les vieilles villes, c’est toujours du aisé. Ils allaient y arriver à coup sûr, jusqu’à la zone d’atterissage. A la réflexion, le programme, ce n’était pas du tout égalitaire, les pauvres n’atteignaient jamais l’âge pour en bénéficier, ils mourraient tout seul avant. Frappé par cette épiphanie, Landau machouilla sa crêpe un peu nerveux et regarda les gens autour de lui. Le chien posa une patte sur son genou, ça alla mieux, merci titus. La crêpe était dégueulasse, ils sortirent rapidement. Dehors, aussi surprenant que cela puisse paraître, il pleuvait. C’était gris et luisant sur la pierre, ils repartirent en direction de la voiture. Ils longeaient un canal vaseux aux bordures clairsemées de débuts de fleurs tristes quand le téléphone sonna. Le chien réagit, mouvement d’oreille, avant, arrière, Landau répondit. C’était Madame Sadier. Elle était morte. Merde, s ‘exclama Landau, mon planning. Madame Sadier venait de foutre en l’air son planning. Le collègue qui l’informait était désolé. Le collègue, dont le pseudonyme était Hector, mais qui en réalité s’appelait Sébastien Tourte, tous les agents d’atterissage avaient un pseudonyme, rapport aux ennuis possibles avec la population, Landau était donc Achille, ils allaient toujours par deux, dans chaque région, Hector et Achille partout, l’administration avait voulu rester simple, dit, tu peux faire Madame Pinot à la place. Sur quoi Achille eut envi de répondre, putain, tu fais chier, Hector- Tourte, je n’ai même pas pu étudier le dossier, mais il se retint, Hector n’y était pour rien, il fallait rester sage, ce n’était pas pour rien que lui était Achille et que l’autre n’était qu’Hector – même si, enfin, la hiérachie retenue n’engageait que l’administraion, c’était quand même un grand malade, ce Achille -. Landau était militaire de carrière, la mort, c’était sa formation de départ, Tourte n’était que policier, Landau c’était Achille point. Madame Pinot, madame Pinot, tu le sens, ce dossier, le chien ? Ils étaient rentrés dans un petit supermarché, Landau scrutait les sacs de croquettes, boeuf, tu aimes boeuf ? Mme Pinot, quel patrimoine ? Cette affaire d’argent virait à l’obsession, aujourd’hui, chez Landau, ça ne devait pas aller bien. Elle était dans le stock à cause de ça tout de même, le modèle de la sécu c’était du rustique, pas d’argent, plus de médicament, paf. Il tendit boeuf au chien, qui renifla, c’était oui, et ils allèrent payer. Riches, pas riches, peu importe après tout, ils étaient tous pareils, les uns avaient, les autres y pensaient, tout le monde déclinaient, et à la fin, ils étaient morts, les vieux avaient, c’était atroce, le museau sale d’argent. / Les sapins défilaient de nouveau, ils avaient quitté la ville, le chien propre à force d’eau. Le museau dans le sac, il grignotait ses croquettes siège passager avant, Landau mangeait des biscuits. Les montagnes étaient raisonnables ici, fini les trous d’Alpes et les rochers neigeux. Les gens ne valaient pas mieux pour autant, c’était même pire, ils voulaient l’indépendance dans le coin, ma dai. Hector avait fait de son mieux pour lui envoyer une synthèse efficace, Madame Pinot, il la voyait bien maintenant. Il était bon, pour les synthèses, Hector, c’est la police ça, toujours à taper leur paperasse, ils avaient acquis un savoir-faire, Achille, lui, il était nul, trop de temps entre l’impulsion électrique et la phrase, non, lui, c’était chtak, pouf, pif, il fallait qu’il s’en contente. Madame Pinot, avec sa petite moustache, ça devrait être fait d’ici une heure. Elle avait perdu son mari d’un cancer et elle attendait depuis en regardant passer les camions sur la nationale. C’était le centre du département, chez Madame Pinot, vue imprenable sur la vallée de l’Arve marronasse, brume garantie toute l’année. Pas de chien ou autre au domicile, disait le synthèse, c’était précieux, ce genre d’information, ils pouvaient être agressifs, les animaux, la sécurité du fonctionnaire avant tout. On avait pris ça chez les releveurs de compteurs edf, la petite mention, ils y tenaient beaucoup, il y en a un qui s’était fait mordre par un lapin une fois. Landau, soudain inquiet, regarda le chien. Il était à moitié endormi la tête dans le sac de croquette. Tout va bien. / Comment il faisait pour s’aplatir comme ça, le chien, ça ne faisait aucun angle, lui, il avait le bas du dos qui coinçait de plus en plus, comme les labradors, peut-être qu’il finirait piqué. Les virolets testaient la reprise de la voiture, enchainement de courbes, ils avaient attaqué la montée vers le col d’Evire, des vaches suspiscieuses regardaient passer. Ne pas oublier de faire la notation d’Hector un des ces jours, c’était avant fin mars. Il était bien, Tourte, de la ressource, sens du service public, mais on sentait quand même qu’il avait du mal avec la partie atterissage. Il jaunissait, depuis six mois qu’il était là, mutation de septembre, Landau le sentait, son visage avait fondu déjà. C’était la montagne, aussi, ça n’aidait pas, la bêtise des gens, les habits, ça finissait par peser sur le teint. Peut-être qu’il fallait la leur donner, l’indépendance, à ces cons, effet vivifiant pour ceux qui restent. ça pourrait lui permettre d’aller plus sur le Lyonnais, aussi, ses petits monts, la vallée du Rhône, le sud déjà. Faire atterrir au soleil, c’était quand même plus agréable. Bon, Madame Pinot, quatre-vingt dix huit ans, jamais d’emploi, pension de reversion du mari. Eh oui, là, c’est sûr, on était bien dans le coeur de cible, c’était même étonnant qu’ils n’aient pas réagi avant, à Paris, autosaisine. Elle avait de grand yeux couleur noisette, c’était à peu près tout ce qu’il restait du visage, avec les moustaches, on aurait dit un écureuil momifié. Ils s’étaient arrêtés en bord de route, le chien urinait, pas sur le voiture, titus, hein, des motos fonçaient. Il revenait maintenant, et il le caressait de nouveau, le chien, de ce geste ancestral passé de génération en génération, tête museau tête museau (allez, arrête, on n’est pas en avance là, devait penser le chien, pensa Landau). / Il va falloir aller la voir, la pie, c’était pas loin de Madame Pinot, il ne pouvait pas venir si près sans passer, il l’entendait déjà, quoi tu viens pour le travail et tu ne t’arrêtes pas pour embrasser ta mère. Ouais, quand ça t’arrange, ta mère. Elle croit qu’il est garde du corps pour le rutilant genevois, sa mère, c’est tout ce qu’ils avaient trouvé, à Paris, pour les fondre un peu dans le paysage, les Homères, un bureau genevois, des prestations de sécurité, les Suisses savaient, on leur faisait même des formations en vu du lancement d’une politique publiques similaires chez eux. Ça faisait bien assez d’une frontière entre elle et lui, elle aurait été capable de débarquer chaque jour pour l’emmerder avec ses biscuits. Elle allait encore lui demander s’il voulait un thé, tiens, il dira non, maman, je n’aime pas le thé,ça pue du cul, le thé, merde, maman, elle dira, ah bon, tu n’aimes pas le thé, c’est bon pourtant le thé, comme les vingt fois d’avant, même sans le déboulonnage, elle n’avait jamais réussi à ce souvenir de ce qu’il aimait ou pas, sans doute qu’elle s’en foutait en fait, elle avait ses idées sur ce qu’il fallait aimer, si on était à côté, elle n’entendait pas, la robe de chambre. Et puis elle allait tourner avec ses pantoufles sur le carrelage, toute petite, avec son air méfiant, décapsulée comme elle commençait à aller, elle finirait sans doute par lui demander qui il était, sainte merde, et il faudra alors l’aider à aller aux toilettes, sa propre mère déculottée devant soi, nom de dieu, rage, désespoir, ennemie, Landau déclamait, le chien le regardait perplexe, Don Diègue enculé. / Ils descendaient sur la plaine maintenant, on voyait au loin, à droite jusqu’au resserrement de la vallée pour la montée vers les méchants pics, le mont-blanc, les drus, les pas drues, l’aiguille verte, la bleu, la rouge, il n’avait jamais su retenir les noms des montagnes, leur forme, des rochers avec des noms, quelle idée aussi, à gauche Genève, la civilisation. Des bouts de brouillard flottaient, tentaient de s’accrocher aux branches, haineux, ils perdaient de leur force. Regarde le coton, le chien, il crève sur les épines. Sa petite maman les épines. Si tu veux parler, commence par te taire. D’accord maman. Il déraillait un peu, Achille, aujourd’hui, il allait finir sous la tente si ça continuait. Le chien avait mangé toutes les croquettes, il n’aurait peut-être pas dû lui laisser le sac. Madame Pinot l’écureuil frippé, encore une vie passionnante, grandir dans la terre, rater toute vérité, se marier, avoir des enfants, les élever, mettre la table, attendre, mort. On était avancé dans l’inintéressant, avec Madame Pinot, ça faisait plaisir, c’était à se rentre heureux d’exister, par comparaison, avec une vie pleine de rebondissement, au moins on allait au supermarché. La coordonnées de la maison de Madame Pinot, longitude, latitude, avaient été rentrées dans le gps, on approchait (musique sourde). Ils traversèrent le bourg à un train de sénateur, histoire de voir un peu, la halle centrale, l’architecture sarde de l’hôtel de ville, les arcades, ils étaient même arrêtés, pour tout dire, c’était jour de marché, il y avait des gens partout, des blonds hostiles, des bruns nerveux, des femmes à cabas aux gorges basses, c’était médiéval. Landau, inquiet, cherchait les soldats, les chevaux. Il ne vit que le chien, qui avait fini par régurgiter les croquettes dans un filet de bile jaunâtre, oh non, merde, titus. / Et il flotte de nouveau, ils s’engagent, le chien, la voiture et lui, dans le chemin qui descend vers la ferme, car c’est une ferme, la maison de madame Pinot, à n’en pas douter, une ferme sans animaux donc, étrange ferme. Le chien, piteux, n’ose pas bouger une oreille, ils s’arrêtent le long d’un petit muret crépis, des clapiers vides les regardent depuis l’autre côté d’une cour herbeuse. Il n’est pas utile d’aller la chercher, madame Pinot, elle est là, devant l’entrée, avec ses pantoufles écrasées à l’arrière et sa tête d’écureuil, les grands yeux noirs le regardent fixe, elle ne bouge pas. Elle est abritée de la pluie par l’avancée du toit, un horrible toit d’ici, ses quatre pans écrasés d’angoisse, lui pas, il est debout, de l’eau plein la gueule, le chien a la visage mouillé. Landau s’avance en direction de madame Pinot, les pieds légers, le chien va voir les clapiers. Ils entrent dans la maison, c’est pour le recensement, a-t-il dit, il est obligé de mentir un peu au début, pour l’accès. Elle lui demande s’il ne veut pas faire entrer son chien, il dit non, c’est un chien de plein air, il aime être exposé aux éléments (putain, n’importe quoi, faites-moi entrer, devait penser le chien, pensa Landau). Elle a posé un café sur la toile cirée jaune, c’est encore plus laid que chez monsieur Kaufer, les parois sont couvertes de lambris sournois, des tableaux de l’alpes crient de partout. Et il commence à lui expliquer. L’atterissage, le principe, un petit topo sur la sécurité sociale, la démographie, l’équilibre des comptes. Elle continue de le regarder fixe, est-ce qu’elle comprend seulement quelque chose. Elle fuit son regarde à présent, frotte avec son éponge, il en est à la pyramide des âges qui s’élargit dangereusement vers le haut, risque d’écroulement, les pyramides, c’est fait pour finir en pointe, madame.Il la fait assoir, pour qu’elle arrête de frotter, on dirait sa mère, mais elle continue sur la table. Il lui demande si elle croit en Dieu, elle ne dit rien. C’est toujours pareil, avec les très vieux, ils ont déjà remballé la sono, il n’y a pas moyen de discuter, il faudrait faire ça au fusil à lunettes. Dieu, c’est pratique, pour amorcer sur le délicat, c’est un argument pour éviter de dramatiser, ben alors, mamie, si vous croyez, c’est tout bon, on va faire ça tranquillement. Il va allumer un vieux transistor qui se trouve près de l’évier, peut-être que ça la tranquilisera. Il fait un nouveau tour dans la maison, la laisse frotter la toile cirée, un renard empaillé tient sur le meuble du salon, il a le regard vitreux, un biche en procelaine laquée verte lui fait face depuis la table, bonté divine, la porcelaine laquée, c’est son ennemi intime, à Achille. Les pieds déjà plus lourds, il revient dans la cuisine, fait le tour de la table, reprend sa place. Elle lui demande s’il veut encore du café, elle est jolie, c’est bien triste. Landau lui demande si elle a des enfants, de petits-enfants, il le sait, mais il faut quand même être civil, faire la conversation un minimum. Elle frotte autour de sa tasse. Si on est trop jeune on ne juge pas bien, trop vieil de même. Ce fumier de Blaise Pascal, avec ses fragments à la con, il aurait bien aimé l’y voir. Bon, madame Pinot, vous ne voulez pas aller faire pipi, on va faire un tour à la salle de bain ? En même temps, il pouvait lui laisser cinq minutes, on n’était pas au pièce. Autant continuer à lui parler, même si elle n’entendait rien, Madame Pinot, il faut faire ça, c’est pour le bien collectif, vous voyez. Vous en avec bien profiter quand même, là, avec vos moutons que vous avez dû avoir, les animaux, hein. Et joli, la montagne qu’on voit de chez vous, soixante ans que vous voyez la montagne (mais comment vous avez tenu, devait penser Landau, pensa Landau).